Photo by Sasha Gusov
Le roi du violon

Ce natif de Novossibirsk héritier de David Oïstrakh, adore le public et rêve d'ouvrir la musique à tout le monde sans préparation initiatique

Il est sibérien. Natif de Novossibirsk, chef-lieu de cette partie asiatique de la Russie. Il est venu pour la première fois à Moscou en 1981, quand la ville était encore très pauvre, très sale, les boutiques vides, les queues interminables, les matrones fagotées à faire peur. Un cloaque de province, malgré la pompe des gratte-ciel staliniens et le faste inouï des stations de métro.

Depuis, c'est devenu une mégapole ultramoderne, où l'argent coule à flots, où les Mercedes foncent à cent à l'heure sur les boulevards, où les filles sont encore plus jolies que leurs manteaux de fourrure. «En vingt-cinq ans, deux siècles ont passé.» Mais ce qu'il y a de merveilleux en Russie, c'est la permanence et la force de la tradition musicale.

Rostropovitch au violoncelle, Oïstrakh au violon, Richter au piano, ces purs produits de l'époque soviétique ont trouvé de dignes successeurs dans la nouvelle démocratie : Lugansky au piano, Kniazev au violoncelle, Repin surtout, le roi du violon. Et le public lui non plus n'a pas changé, n'a pas faibli. Dans cette immense Salle Tchaïkovski en forme d'ovale incliné, il écoute, recueilli, médusé, son idole jouer le Concerto de Sibelius, avec l'orchestre de Novossibirsk. «Comment refuser mon concours à l'orchestre de ma ville natale ?»

Beaucoup de violonistes jouent les yeux fermés. Lui, Repin, ne se concentre pas de cette manière, il garde les yeux ouverts, il a besoin de voir le public, de rester en contact avec la salle, et c'est pourquoi sans doute son jeu a quelque chose de direct, de frémissant, qui subjugue immédiatement. La musique n'est pas, pour lui, un monde fermé, à part, qui demanderait une préparation initiatique; il ouvre la musique aux auditeurs, il les invite à entrer. Il y a dans cette attitude un héritage de la tradition soviétique et, en remontant plus loin, une constante de l'histoire russe. Les écrivains, les compositeurs, les peintres ont toujours voulu se sentir proches de ceux qu'ils cherchent avant tout à toucher. Pas de tours d'ivoire, là-bas.

Pourquoi est-il venu à Moscou à 11 ans ? Hé ! pour donner un concert, parce c'était déjà un nom. On ne faisait pas de musique dans sa famille, sa mère était infirmière, son père peignait des affiches pour les cinémas, à l'époque où il n'y avait pas de posters. Comme l'enfant n'aimait que les jouets bruyants, les trompettes en plastique, les crécelles, les constructions de bois qui s'écroulent, sa mère l'inscrivit à 5 ans dans une école de musique. Pourquoi ne pas tenter une carrière dans ce domaine ? Dans l'URSS, du point de vue financier, toutes les professions étaient égales, précise Repin, qui ne veut pas méconnaître les mérites d'une époque heureusement révolue - toutes les études avaient un débouché, on ne craignait pas le chômage. Le seul cours où il y avait de la place, c'était la classe de violon. Va pour le violon ! «J'ai été tout de suite hypnotisé. Je couchais avec mon violon. Les deux premières nuits, je n'ai pas pu dormir.»

Six mois plus tard, premier concours. Il le gagne, toutes classes d'âge confondues. Zakhar Bron, illustre professeur de violon, enseignant à Novossibirsk, était dans le jury. Il prend l'enfant, à 6 ans et demi, pour élève. A 11 ans, Vadim remporte son premier concours international, en Pologne. Le voilà promu star. «Ma mère a toujours veillé à ce que la tête ne me tourne pas.» Et la tête ne lui a pas tourné. Il sourit de ses yeux légèrement bridés, à l'orientale, il garde la bouille ronde, la fraîcheur et la malice de l'enfance, tandis qu'il avale au Café Pouchkine, le meilleur restaurant de Moscou, le menu spécial de Pâques, auquel il tient, comme tous les orthodoxes, pour qui cette fête est la plus importante de l'année.

Et puis voici la grande aventure : le concours Reine-Elisabeth, à Bruxelles en 1989. Le plus grand concours international de violon. A 18 ans, il est le plus jeune lauréat de tous les temps. 1989, c'est aussi l'année où Zakhar Bron s'installe à Lübeck, en Allemagne. Repin va vivre un an dans cette jolie ville où Buxtehude tenait l'orgue au XVIIe siècle, où Thomas Mann a situé «les Buddenbrook». Comme il donne six ou sept concerts par mois, trouve-t-il le temps de lire ? «Mais naturellement. Je lis dans l'avion.» Pouchkine est sa bible (comme pour tous les Russes). Parmi ses livres préférés, il cite d'abord «le Portrait de Dorian Gray». Il aime Oscar Wilde pour sa façon de dire des choses sérieuses avec ironie. Puis le «Faust» de Goethe. Quelques réticences sur Tolstoï : «la Sonate à Kreutzer» le rend «malade», alors qu'il adore la sonate du même nom de Beethoven, qu'il a enregistrée avec Martha Argerich. Ses concertos préférés ? Il cite d'abord celui de Brahms, qu'il vient d'interprétrer magistralement en studio pour Deutsche Grammophon sous la direction de Riccardo Chailly. «Mais au fond, ajoute-t-il avec sa malice coutumière, c'est le concerto que je suis en train de jouer que je préfère.» Beethoven, Tchaïkovski, Chostakovitch... Et Prokofiev, dont il va donner le deuxième Salle Pleyel, le 19 mai. «Rien de plus beau que l'andante, cette sorte de perpetuum mobile. Il pourrait ne jamais s'arrêter»

Ne jamais s'arrêter : n'est-ce pas cela, la vraie musique ? Amoureusement étirée sous l'archet de Vadim Repin, elle chantera longtemps en vous.

Dominique Fernandez
Le Nouvel Obs, semaine du 7-05-2009